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la beauté morale

la B eauté et moralité figurent l'idéal inaccessible de la perfection que nous goûtons et que nous voulons réaliser, des transcendantaux vers lesquels nous nous tournons spontanément, attirés par ce qui oriente nos goûts et nos efforts en excédant nos forces. Le lien entre beauté et moralité vient naturellement à chacun, comme l'observe Kant : si nous désignons souvent des actions morales par le langage de l'art, les qualifiant de « belles », nous désignons aussi des objets de la nature ou de l'art par des noms « qui semblent avoir à leur principe un jugement moral ». Ainsi la beauté serait « symbole de la moralité » K Mais l'on rencontre des difficultés pour les appréhender conjointement dans le monde sublunaire et pour rendre compte de cette désignation de l'une par l'autre. N'y a-t-il pas déjà une gageure dans la prétention à désigner la beauté morale ou à dessiner les marques extérieures de cette réalité intérieure ? Sur quels indices pourrait-on fonder sa correspondance supposée avec une réalité invisible que l'on veut donner à voir ? C'est le défi auquel sont confrontés le portraitiste, le peintre hagiographique ou le peintre d'icônes dont la disposition intérieure conduit les procédés techniques. L'évocation même de cette correspondance est ambiguë car elles ne sont pas du même ordre de réalité : la beauté se contemple, la morale se pratique. De plus, le regard porté sur ces objets dissout leur être éphémère dans la complaisance ou les justifications. Enfin, elles tendent à se présenter l'une pour l'autre, comme s'il y avait adéquation voire identité entre elles, chacune prétendant bénéficier de l'aura de l'autre et n'être jamais démentie par elle. Quand évoque-t-on la beauté morale, sinon dans la position du spectateur constatant la correspondance entre l'être et l'acte, qui provoquerait l'admiration ou l'interrogation ? Mais le spectateur ne se trouve pas dans la position la plus favorable pour apprécier ce que son statut réduit au spectacle ou au récit. Fait-elle partie de la beauté du monde sensible ou relève-t-elle d'un arrière-monde où seul un œil exercé ou une longue réminiscence discernerait un double plan ? Il faudrait alors rendre compte de la profondeur de cette métaphore qui vient aux hommes, à moins de se borner à déplorer son déficit ontologique en reléguant parmi les figures de style sa moindre existence phénoménale. Son mode de connaissance relèverait-il d'une contemplation, d'une adhésion ou bien d'un jugement critique qui prétendrait traverser l'apparence, dans la tradition de Platon à Descartes ? Mais la critique de l'apparence ne négliget-elle pas le surgissement de l'apparaître, de l'événement dans l'histoire où prend sens la beauté morale ? Au-delà de ces partages et de ces assimilations, cette beauté morale à la fois sensible et intelligible, résiste, irréductible, et elle fascine par elle même, nous attirant à la contempler et nous appelant à l'effectuer. Notre tradition culturelle a valorisé la conjonction du Beau et du Bien que la spontanéité assimile tant que la réalité ne vient pas démentir ses promesses, et on pourrait même retrouver une histoire de la beauté morale, depuis l'Antiquité. La pensée grecque y apporte des éléments fondatifs grâce à une anthropologie qui établit la paideia sur la parenté entre le Beau et le Bien, avec sa signification métaphysique, spirituelle et mystique. La convergence des idées du Beau et du Bien se répète dans la morale civique fondée sur l'approbation d'autrui, sur l'honneur et la honte, à travers des évolutions séculaires, d'Hésiode à Cicéron. Le chef-d'œuvre des Grecs est « l'homme », considéré comme résultat d'une entreprise d'éducation dont l'idéal dépasse la formation technique et esthétique, par exemple athlétique, célébré par Pindare dans ses hymnes de victoire. La mission éducative consiste à forger l'âme autant que le corps, notamment par l'exercice physique et les arts libéraux, grâce au loisir studieux, par différence avec la seule ornementation. Cette paideia de l'union du Beau et du Bon (KCCÀ-ÔÇ Kàya0ôç) cherche à réaliser l'homme en incarnant le Beau. Un acte est beau, kalos, s'il exprime cet idéal humain complet de la beauté physique et de la vertu (arété) qui l'accompagne. Ce modèle réalisant la perfection humaine peut être atteint suivant le programme de vie supérieure du mégalopsuchos : homme fier et magnanime, qui exécute de bonnes actions (kala prattein) par sa vertu de noblesse spirituelle alliée à la capacité à l'oubli de soi. La magnanimité n'est-elle pas une parure de toutes les vertus sans lesquelles la beauté ne peut exister ? sacrifiant pour ceux que l'on aime on revêt la beauté ; c'est le cas de ceux qui en faisant le sacrifice de leur vie, choisissent la part la plus belle qui consiste à vivre glorieusement, selon Aristote. C'est par le don même qui l'abolit comme vie en l'effectuant comme belle, que la beauté de la vie se réalise. On l'acquiert et on la conserve par la pratique de la vertu « cette capacité que nous avons d'exécuter les plus belles actions (peÀ/ciaTcov TcpaKTiKTi) » qui devient comme une habitude ou une seconde nature. Ainsi ceux qui agissent comme il faut effectuent cette heureuse conjonction en devenant « possesseurs du Bien et du Beau » ; ils obtiennent la beauté morale de l'action2 . Cet idéal serait également atteint par la quête de la beauté avec la visée de l'immortalité conduite par l'amour de la génération dans le Beau, suivant le discours de Diotime dans le Banquet. Ceux qui poursuivent la possession du Bien cherchent l'enfantement de la Beauté selon le corps et l'esprit, c'est-à-dire une fécondité totale dans le Beau. Cet enfantement est une œuvre divine où l'être mortel participe à l'immortalité. Ainsi celui qui est fécond selon l'esprit « cherche une belle âme pour y enfanter des vertus : et il entreprend de l'éduquer ». La beauté morale serait ici réalisée par l'acte de la génération du Bien dans le Beau. La parenté entre les hommes et la divinité se traduit aussi dans la quête des choses du ciel, comme on le voit dans le Phèdre de Platon, car l'homme est « un dieu déchu qui se souvient des cieux » (Lamartine). La beauté morale serait alors la marque de ce souvenir et de la tension avec laquelle on cherche la réparation de cette séparation ontologique. Cela expliquerait l'attirance de l'homme de bien par l'homme de bien. Cette quête ferait voir la beauté de l'âme par ressemblance au divin, à l'invisible immortel, qui l'irradie selon le Phédon. C'est pourquoi l'âme belle se tient à l'écart de l'agitation et de la contamination ; seul celui qui a rejeté les plaisirs et ornements extérieurs peut orner son âme de la parure de tempérance, de justice, de courage, et se préparer à rejoindre le divin qui l'attire comme son lieu naturel. Cette beauté apparaît comme une image visible de l'idéal divin invisible. Plotin voit dans la vertu une beauté de l'âme, KCXMOÇ vjn)%f|ç àpeTfj qui, purifiée par elle, appartient entièrement au divin, source de la beauté ; le bien et la beauté de l'âme consistent à se rendre semblable à Dieu ôuxncoSfîvai 9eœ3 . Selon la théologie mystique nourrie de platonisme et de néoplatonisme, l'âme aspire au Bien : le Bien est beau, donc désirable pour ceux qui se tournent vers lui, c'est-à-dire le Beau est la splendeur du Bien. Cette unification est possible grâce à « la ressemblance avec Dieu », selon saint Grégoire de Nysse (IVe siècle) pour qui seul le semblable connaît le semblable, l'âme devenant simple ànkr\ et unifiée ux)voeiÔfiç, animée par le pneuma divin. Ainsi celui qui aime le Beau sera beau lui aussi car nous devenons ce que nous aimons, la beauté qui est désormais en lui transformant en elle celui qui l'a reçue. L'humanisme de la Renaissance adoptera cet idéal que l'on trouve au cœur de la morale du XVIIe siècle dans la convergence avec le renouveau spirituel du christianisme , entre l'idéal de l'homme d'honneur et l'idéal chrétien, les valeurs morales et les valeurs esthétiques. On en trouve l'illustration dans la présentation du « cœur» chez Corneille, dans la morale aristocratique des pensées de la reine Christine de Suède et dans les morales des conduites héroïques. La pédagogie prend pour modèle la vie des hommes illustres (Plutarque), la vie des saints, l'Imitation de JésusChrist. C'était « la philosophie héroïque, celle des magnanimes, des forts, des généreux », selon Bergson, « qui, avant même d'être pensée par des intelligences supérieures, avait été vécue par des cœurs d'élite ». Elle inspira non seulement les siècles qui l'explicitèrent mais elle forma les mythes et les modèles : « [...] ceux qui la pratiquèrent furent les héros que la Grèce adora. Ceux qui l'enseignèrent [...] ont pratiqué une philosophie qui tient tout entière dans un état d'âme [...] que Descartes a appelé [...] générosité4 . » Cet idéal de l'éducation de la noblesse d'âme qui devint l'un des fondements de notre civilisation, désigne la dignité humaine et signifie que l'être humain n'a pas en lui-même tout son sens. La fissuration de la vision ordonnée du monde a marqué l'histoire occidentale simultanément avec l'élaboration de théories du Beau par les philosophies anglosaxonnes et celles de moralistes français et européens, sur le fond d'une rationalisation qui se développait avec la laïcisation des attitudes et des références. Certains font naître le thème de « la belle âme » en Angleterre puis en Allemagne, à la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècles où ils repèrent le point de vue esthétique dans la morale5 , en voyant cette rencontre des sentiments moraux et esthétiques dans les Caractéristiques de Shaftesbury pour qui la connaissance de soi-même par le beau permet de reconnaître la beauté d'une action vertueuse. Le goût juge la beauté intérieure en tant que forme esthétique caractérisée par l'harmonie et qui serait le résultat d'une activité ; cette beauté intérieure se traduisant comme bonheur et noblesse de l'existence. Une continuité de ce modèle développé par Hôlderlin et Schiller, trouverait un prolongement dans l'esthétisme de la conduite de la vie selon Michel Foucault. L'ensemble anthropologique et spirituel de ces conceptions de la convergence du Bien et du Beau, de la morale et de la beauté, permet-il à l'esprit moderne du déchirement et de la mauvaise conscience de trouver le sens de ce que l'aspiration à la beauté et à la morale semble exiger aujourd'hui, après les crises de l'histoire qui, de l'Holocauste au Goulag, ont culminé au milieu du XXe siècle où la vieille Europe a laissé contredire et se fissurer les valeurs qui s'y traduisaient dans les œuvres les plus raffinées de l'esprit ? Le soupçon porté sur la conscience et ses intentions, l'humanisme et ses valeurs, ébranla définitivement la reposante identité entre la beauté et la moralité, et exige d'établir les conditions d'un humanisme critique. Dès lors l'examen de la disjonction de la beauté et de la morale, dont le scandale nous accompagne, interrompt la poursuite du cheminement pédagogique de l'Antiquité, voire de l'irénisme de la convergence du Bien et du Beau, devant des difficultés qui tiennent à leur statut. D'abord la dissociation entre voir et savoir, le retrait devant l'attrait, la déprise qui recule pour juger le donné, que Nietzsche rapporte à Socrate, se traduit par des attitudes de mise en perspective. En effet, tout est mêlé et trompeur pour le regard qui fait adhérer sans les distinguer le relief à ses cheminements ; la bonne laideur de Socrate et la nuisible beauté des sirènes mélodieuses égarent les plus lucides. Ce qui apparaît révèle du mixte dont la complication appelle le discernement des natures et des intentions. Si l'apparence n'a pas en elle-même l'intention de tromper, du moins demeure-t-elle équivoque et entraîne-t-elle la méprise car elle est d'autant plus trompeuse qu'elle ne l'est pas toujours, comme si la coquette ou Don Juan étaient parfois sincères, mais nous l'ignorons, ce qui provoque les foudres de Platon à l'égard de Gorgias, de la cosmétique et des flatteries. L'apparence vraisemblable ou semblable au vrai est tour à tour ou à la fois vraie comme apparaître et fausse comme semblable, la tromperie tenant à ce qu'on la prenne toujours pour le vrai — Descartes la rejette pour cette raison. En même temps, sa complexité incite à y lire les promesses de la richesse et aussi la parenté qui relie l'autre et nous-même. C'est pourquoi la méprise qui suscite la déprise ne saurait pour autant entraîner le mépris de l'apparence car l'apparaître est le seul mode d'exister de la chose en son apparition, ce qui révèle le lien entre le dedans et le dehors, et entre les humains — et si l'être se tenait tout entier en l'apparence, si celle-ci ne le démentait pas ? Si nous nous défions de la beauté en nous interrogeant sur sa parenté avec la morale, c'est que nous savons les risques de la séduction qui n'a pas signé d'accord de véracité, et si elle dément la correspondance entre Beau et Bien qu'elle promettait et que nous attendions, c'est que nous adhérions à la continuité, et que notre regard ne consentait pas au réel mais voulait l'annexer. Puis la morale est du domaine de l'action et se différencie du faire qui s'échange contre le poème en s'exténuant dans sa poésie. La praxis englobe lapoïésis — et on risque de négliger l'acte pour ne considérer que l'effet, lui-même divers, en résultant. Or d'une part il n'y a pas d'« œuvre morale » — sinon les œuvres dans lesquelles l'action morale se réalise ou s'institue — monuments, aumônes, institutions de bienfaisance —, d'autre part la beauté morale ne saurait qualifier l'objet de l'action mais l'action elle-même. L'ambiguïté se dissout lorsqu'on observe que l'acte épouse la temporalité qui le sauve en l'exténuant : nul n'effacera l'acte moral en son irréversibilité qui l'établit dans l'histoire comme référence et qui accomplit l'unité de la beauté et de la morale par son caractère définitif. Le beau évoque la permanence ou la stabilité ontologique dont la perfection exprimerait l'éternité, par opposition au devenir, en sa genèse ou sa dégradation, formes de l'imperfection. Mais la stabilisation du mouvement en repos démentirait la vertu, même imprimée en habitude, continuellement active, tandis que l'action morale est instantanée et contemporaine à la spontanéité qui unifie l'être, sous peine de se contredire dans la complaisance. Surtout, la considération de notre statut ontologique conduit au constat scandaleux : il n'est pas assuré que la quête du Bien et du Beau soit un seul mouvement, visant l'un et l'autre à la fois, dans ses gradations successives et ordonnées ou présentant des faces équivalentes et équipotentes de la même réalité transcendante. Au contraire, l'expérience et l'histoire nous portent à avouer que les valeurs sont en concurrence et que nous retirons à l'une ce que nous accordons à l'autre. En effet, nous sommes soumis à la nécessité de la temporalité, ce qui nous fait ressentir notre finitude et tient à notre limitation ontologique, et nous ne pouvons ni faire ni être tout simultanément : nous sommes contraints de choisir, c'est-à-dire de refuser, même si la positivité du choix ne se lit pas dans la négativité du refus mais s'opère selon sa propre dynamique. Cette concurrence ou cette exclusive des valeurs est une forme du tragique. Or le choix définit le domaine de l'éthique, ou plutôt l'attitude éthique est définie par le choix que nous faisons entre d'un côté le choix du relief où se mêlent le Bien et le Mal, et d'un autre côté le Bien ou le Mal. Les risques inhérents à la quête de la beauté morale transparaissent à travers les deux voies de la moralisation de la beauté et de l'esthétisation de la morale. Que serait une morale de la beauté, sinon une morale de la perfection à admirer ou de la séduction à goûter, la forme épuisant le réel, où toute relation se déploierait dans un présent homogène, où tout serait « luxe, calme et volupté », étranger aux désordres de la réalité temporelle ? Ou encore, la déclaration des principes chez Cyrano de Bergerac : « [...] moi, c'est moralement que j'ai mes élégances [...]. Je ne me pavane pas avec un affront mal lavé sur la conscience », dont l'exigence du point d'honneur, en assimilant le sentiment de sa dignité à la beauté, unifie l'être dans une éthique de l'apparence ; ou la morale du dandy selon Oscar Wilde dont l'adhérence au paraître ordonne l'être au regard d'autrui, inversant ainsi l'attitude morale qui reconnaît l'autre comme un autre soi-même. En face, peut-on concevoir une beauté de la morale autrement que comme une beauté spectaculaire dont l'exemplarité éclate dans des monuments pour l'admiration, ou un objectif pédagogique proposé à l'imitation ? L'esthétisation de la morale permet certes de reconnaître des lieux de mémoire, lieux de culte et de culture où les chœurs, les parfums et des images de la beauté morale qualifient la splendeur des cérémonies : temples (Parthenon, cathédrales, Panthéon), écoles, académies et conservatoires qui témoignent de l'identité et de la continuité dans l'aspiration à la beauté. Ce que l'on est capable d'exécuter de plus beau : la statuaire, la musique, la peinture, les périodes oratoires, s'ordonne à la célébration des gestes des héros, saints, fondateurs dont les monuments font passer la gloire du temps à l'éternité. Mais saurait-on, sans risquer de prendre le moyen pour la fin, enrôler la beauté au service de la morale et institutionnaliser un art officiel pour exalter les vertus ou enrichir les marchands du temple, sans annexer les dieux pour honorer les temples, c'est-à-dire sans couper le lien entre la représentation visible et l'esprit qui lui donne sens, ou substituer l'idole à l'icône ? La beauté morale retrouverait la réaction du purisme iconoclaste qui brise les images où sa glorification se complaît, figeant dans une convention le dynamisme qui les suscita — ce que Georg Simmel désignait par « la tragédie de la culture » dont l'ironie est reprise par V. Jankélévitch6 . La relation de la morale et de l'esthétique n'irait donc plus de soi. D'une part, la morale risque de s'abstraire de la réalité sensible de la beauté pour n'en donner qu'un équivalent intellectuel, selon une expression de Bergson7 , ou bien de se complaire aux premiers paliers du cheminement vers le Bien en oubliant qu'elle est l'image évocatrice de ce qu'elle signifie. Puis elle relève du regard intérieur et rien n'est plus intime à nous-même, ce qui différencie son attitude de la vénération des dieux de la cité. À chercher une parfaite coïncidence entre la morale et la beauté, on abolirait la tension entre l'exigence infinie de la conscience et la réalisation d'une copie socialement conforme. Pourtant, si nous ne parvenons qu'imparfaitement à justifier la correspondance de la morale et de la beauté, nous en sentons le signe, un analogon, nous expérimentons avec elle une parenté, d'où proviennent et où convergent notre nostalgie, ce mal du voyage, et nos rêves réparateurs. Cette convergence relie les humains entre eux et au supra-sensible, et cette attitude proprement religieuse se fonde sur le sentiment de la dignité où l'homme trouve la certitude qu'il n'est pas tout entier en ce qu'il est. Nous ne pourrions en rendre compte que par le symbole, en effectuant une « hypotypose » selon Kant ou présentation symbolique. Ici, le jugement applique le concept de beauté à l'objet d'une intuition sensible puis transfère la réflexion vers l'action morale dont le premier est le symbole. Mais si le beau comme « symbole du bien moral », élève et ennoblit l'esprit, nous ne le maîtrisons pas : la faculté de juger est reliée « à quelque chose dans le sujet lui-même » et hors du sujet, « c'est-à-dire le supra-sensible » et, ajoute Kant, « en lequel la faculté théorique est liée en une unité avec la faculté pratique d'une manière semblable pour tous, mais inconnue »8 . Quand nous sommes admiratifs devant la perfection qui nous dépasse, nous ne savons le dire autrement que par référence à la beauté ; et se tourner vers le Bien, ou faire le Bien, porte vers la perfection dont la beauté est l'image. Ainsi la perfection offrirait le modèle de la complétude sans excès ni défaut, dès sa création, œuvre de Dieu attestant « Cela est bien », ou résultat d'une opération humaine de perfectionnement qui n'exclut pas des bonheurs occasionnels mais se réfère au modèle archetypal. Nous demeurons en-deçà de ce qui nous dépasse en orientant notre regard. Ne serait-il pas préférable de nous tourner vers ce qui s'avère commun à la beauté et à la morale, en tant qu'objet de nos efforts, pour découvrir ce qui constitue la spécificité de la beauté morale ? L'action permettrait d'approcher la spécificité de la beauté morale. La conception habituelle de la beauté comme statique se fonde sur la séparation entre l'agent et le monde, l'action et ce qui est donné à voir, destiné à la conservation ou à la transmission. Elle éloigne l'objet du sujet qui le qualifie ou de l'agent qui l'opère : la beauté reste extérieure à nous, inaccessible dans son altérité dont nous osons à peine approcher tant son rayonnement nous fascine. Cette qualification des objets du monde naturel ou des productions humaines, nous tient également à distance des comportements dont le spectacle extérieur ou les récits des exploits satisfont notre besoin d'harmonie et de merveilleux : ainsi de la geste (la gesta francorwri), du beau geste, de la belle intrigue. Certes, cette beauté s'appuie sur l'unité du sens et de la forme, du geste et de l'acte, de l'intention et de l'action, développée notamment dans le domaine de l'éloquence depuis la tradition du De oratore de Cicéron avant d'être brisée par des théories, esthétiques et moralistes, au détriment du sens. Mais la difficulté gît en la fissure entre l'action et la création qui laisse le résultat déposé après son opération dont on ne reconnaît plus que le précipité. Au contraire de cette réduction, la beauté morale unifie ce que la pensée distingue et elle appelle l'action comme autocréation (non seulement dans le sens stoïcien mais aussi dans celui de l'acte, voire du travail comme échange de soi dans et par cet acte). Surtout, le spectacle de la beauté morale suscite notre insatisfaction car nous laissant immobiles spectateurs, alors qu'il s'agit de nous, nostra res agitur. La morale est toute action, comme la musique ou comme l'amour. Il s'agit toujours de faire le bien, et il y a une identité entre le bien et ce qu'il faut faire, chacun devant considérer que c'est à lui qu'il appartient de le faire, immédiatement, enfin en considérant les conséquences de ce choix. Cette action se déploie dans le temps, et dans le temps quotidien. Elle surmonte les dissociations et les partages de l'esprit et du cœur. Mais l'exigence de la conscience est infinie et ne se réduit pas au projet technique qu'elle implique, elle accepte la fissure entre le voir et le faire, analysée par saint Augustin. Ainsi la conscience morale est-elle la mauvaise conscience qui n'a jamais fini de réaliser son intention, comme on n'a jamais fini de faire son devoir. Ce qui est fait reste à faire, hors de toute satisfaction, tel que le développe la philosophie morale de V. Jankélévitch9 . L'exigence du mouvement moral correspond à ce sentiment d'inachèvement et d'insatisfaction. Il ne contredit pas le « contentement » selon Descartes qui n'est pas le sentiment de suffisance mais d'avoir fait ce que l'on pouvait grâce à l'ensemble de ses moyens et avec toute sa bonne volonté. Aux antipodes des morales de l'esthétique qui se reposent dans le résultat et donnent à voir un ego homogène, la beauté morale laisse transparaître la vertu dans l'action où elle est attestée. Ce serait ce que l'on qualifie de « beau geste » : l'acte intentionnel pour désigner un sens dans le fait de le faire ou dans l'initiative, avant même de considérer sa matérialité, ou l'acte qui, en sa simplicité, émane de l'être unifié. Ou encore ce serait l'acte effectué pour la loi morale, dont « la beauté » signifierait : par respect du principe ou de la forme, où Kant voyait la sainteté comme « la conformité parfaite à la loi morale » ; mais outre la sécheresse réduisant beauté à légalité, on doit reconnaître l'indétermination objective dans laquelle on se trouve ici, de savoir si un tel acte a jamais pu exister en la pureté de son motif circonscrit. La beauté morale apparaîtrait encore dans la retenue qui consiste à ne pas aller jusqu'au bout de son pouvoir ou de son droit, à ne pas abuser de ce qui est à sa portée avec bonne conscience. La retenue atteste la dignité de celui qui se tient ailleurs que dans les conditions de l'acte (ne pas répondre à l'insulte parce qu'on s'est placé plus haut), sans que rien n'y oblige — ainsi de la générosité médiévale selon laquelle on rend son épée à l'adversaire désarmé qui va reprendre le combat au cours duquel il va peut-être vous atteindre. Le geste qui traduit la droiture, ce caractère de l'être dans l'action, atteste la permanence et l'incorruptibilité de l'esprit qui résiste par l'exercice de la pensée lorsque tout suit les modes de pensées simplificatrices. C'est la beauté de la droiture de l'être, selon le principe de conformité d'essence, le bon générant de la bonté, ou selon celui de l'imprévisible création de nouveauté, la réalisation de l'être par l'acte — au-delà de l'opposition entre essentialisme et évolution créatrice, elle consiste en la confiance de l'être en ses capacités de fécondité et de fécondation. Cette droiture résulte ou bien de l'effort surmonté, puisque l'homme est fait d'un bois courbe, selon l'image de Kant, la beauté tenant à la simplicité de ce dépassement en la manière d'être qui définit la vertu ; ou bien elle révèle une « heureuse naissance », selon l'expression ancienne « bien né », comme épargnée par le mal, et remplie de bonne volonté. La beauté morale serait-elle alors la figure de l'innocence dont elle revêt des traits, suivant les deux types d'innocence que distinguait V. Jankélévitch10 ? L'acte qui émane naturellement de l'innocence première tient en lui-même sa beauté dans l'insouciance de celui qui ne se retourne pas sur lui-même avec la satisfaction d'être gracieux, au contraire du charmeur ou du cabotin. Cette innocente beauté morale, comme la fraîcheur native des vierges de Raphaël, n'apparaît qu'aux yeux du spectateur ou lorsqu'elle s'interrompt devant la retrospection qui se substitue à l'action. Après Pascal et La Rochefoucauld puis les calculs des soupçons par les sciences humaines, peut-on encore se demander si une vertu désintéressée demeure possible — au-delà d'un instant qui ne saurait durer sans complaisance ? Cette innocence sans histoire ni débats, clairvoyante et transparente, éclaire la beauté morale. Le geste de l'innocence seconde, qui relève de l'exigence de l'action morale, est conversion et conquête. Sa beauté sensible par l'harmonie qui en émane, réside en l'unité de l'être par unification, en accord avec ce qu'il fait et par quoi il consent à être défini. La gratuité caractérise la droiture de ces beaux gestes, sans prospective, prévision ni provision, et sans préservation de voies de retour, l'être et le faire coïncidant dans le même mouvement, avec l'âme tout entière — Çùv 6Xr\ xfj \|A)%fi selon l'expression de Platon — le désintéressement se différenciant des caricatures de « l'acte gratuit » où l'agent s'observerait, curieux de soi. Il définit à la fois l'attitude devant l'art, comme le montre la Critique de la faculté de juger, et l'attitude morale vis-à-vis d'autrui, son intention demeurant hors de tout prix, sans considération utilitaire. Le paradoxe de cette beauté est qu'elle passe inaperçue aux yeux des myopes devant qui elle ne saurait être éclairée que par un tiers — l'ego constitue un obstacle gnoséologique. Ce geste gratuit relève de la grâce, sensible et spirituelle à la fois, dont le mouvement évoque, en la simplicité de son esquisse, un autre monde, proche et lointain, et qui nous touche par la fragilité de sa promesse retenue. Bergson observe que « les mouvements qui décrivent des formes belles » sont les mouvements gracieux, en se référant à Léonard de Vinci pour qui la beauté est de la grâce fixée11 . Analysant le sentiment esthétique, Bergson rapprochait les affinités de la grâce physique avec la « sympathie morale dont elle vous suggère subtilement l'idée », ce qui expliquerait son « irrésistible attrait » car nous y devinons comme « l'indication d'un mouvement possible vers nous, d'une sympathie virtuelle ou même naissante ». Nous pressentons une virtualité et l'approche d'un mouvement in statu nascendi dans cette sympathie « toujours sur le point de se donner », qui est « l'essence même de la grâce supérieure »12 . Dans ce qui est gracieux nous sentons « une espèce d'abandon » où Bergson lit « la générosité infinie d'un principe qui se donne », et comme un retour à l'origine que « toute chose manifeste », « dans le mouvement que sa forme enregistre »13 . Cette grâce que l'on apprécie dans l'élégance morale et dans cette suggestion de sympathie et d'abandon, se découvrirait en son sens spirituel et mystique dans la ressemblance de l'homme avec Dieu. Cette imago dei n'est pas œuvre humaine qui s'obtiendrait par purification, mais c'est une grâce reçue de la libéralité divine (\izyaXoÔcopeàç) selon Grégoire de Nysse, dans l'identification de la pureté de l'âme qui se tourne vers Dieu et de la présence de Dieu. La grâce et l'innocence trouvent une illustration dans le don et le pardon, figures du dynamisme qui relève de la générosité créatrice. La beauté morale l'illustre dans le don pour l'autre : don de son temps, de son savoir et de son expérience, de sa vie. L'initiative donatrice est unilatérale, première et sans réciprocité. Elle a « le vol de l'aigle », selon l'expression de Platon14 , et va à l'essentiel. Le don parfait est spontané, sans calcul, anonyme, résultat de l'être unifié, comme le don de sa vie par Maximilien Kolbe, échangée contre celle d'un père de famille dans un camp nazi. Quant au geste du pardon, un modèle de l'acte moral, il tient sa beauté de l'harmonie qui surmonte les contradictions et de sa générosité ontogénique. Sa grâce dispense le coupable de la peine et, contre toute raison, rétablit la relation ; en libérant de 1a faute, il recrée l'être en ouvrant le temps. La beauté morale apparaît ainsi dans ces dynamismes créateurs. D'abord dans le choix éthique où l'einfiniment soi-même », disait Bergson15 , même si nous ne nous réduisons pas à la somme de nos actes. Toutefois si l'on veut considérer la vie comme une œuvre et une œuvre d'art — selon la conception du stoïcisme et de certains courants contemporains, car nous sommes « artisans de notre vie » selon Bergson, mais « il n'est même pas nécessaire que nous en ayons pleine conscience »16 — la beauté morale ne saurait former un objectif en soi, sinon elle risque de se dégrader en exploit du stade ou du cirque. Une tentation consistant à graduer des modèles d'actes et à établir une hiérarchie entre des actes, comment pourrait-on estimer qu'une conduite serait plus belle qu'une autre ou qu'elle placerait son auteur plus haut dans une série graduée des êtres17 ? La beauté morale ne s'ajoute pas seulement à l'acte par grâce, comme à la jeunesse sa fleur, mais elle est l'acte lui-même en tant qu'il est pratiqué et qu'il est apprécié. Elle relève de l'intelligence des êtres et des situations dont elle dénoue les complexes imbrications et elle invente des voies là où on se heurtait aux oppositions et aux impasses : c'est qu'elle comprend l'ensemble en considérant synoptiquement la situation grâce à l'intelligence du cœur. L'invention d'un acte inaugure là où les autres répètent selon un automatisme et des normes convenues. Sa beauté tient en ce qu'il ouvre le possible et que le monde, désormais, est enrichi ou transformé par lui. Les inventeurs en morale n'attendent pas que l'esprit les génère mais « l'action brise le cercle » par un acte auquel nul ne s'attendait, qui pose une nouvelle vision et qui crée le possible avec le réel18 ; ils instaurent une morale ouverte au-delà de celle des obligations qui lui préexistaient, comme l'analyse Bergson. Par son caractère définitif cette initiative inaugurale, comme l'être et l'acte coïncident en Dieu, crée la beauté morale. C'est en quoi elle nous dépasse et nous attire, ce qui est le propre du sublime dont l'élévation relie la morale et la beauté. Le sublime « remplit l'esprit », comme l'observe E. Burke, le comble de plénitude. Il emporte voire transporte par l'image de l'infini que suscitent sa puissance, sa perfection et ses promesses, étant dans nos idées et non pas dans les choses de la nature, note Kant, nous donnant à voir « ce qui est absolument grand [...] ou en comparaison de quoi tout le reste est petit ». Le sublime « procure une satisfaction relative à l'extension de l'imagination », qui est dilatée à l'optimum, et il atteste une faculté de l'âme qui dépasse toute mesure des sens ou la disposition de l'esprit suscitée par une certaine représentation car « il y a en notre imagination un effort au progrès à l'infini et en notre raison une prétention à la totalité absolue »19 . C'est le plus haut trait de la beauté morale. Nous en verrions des exemples archétypaux dans les gestes de héros du religieux selon Kierkegaard : la confiance de Job ou celle d'Abraham... C'est pourquoi le sublime dans la morale et la beauté suscite l'admiration — la première des passions selon Descartes — comme sentiment éthique et esthétique pour les réalisations effectuées et pour les créateurs de xistence réalise son essence — « exister consiste [...] à se créer conduites, ces modèles dont Bergson disait qu'ils n'avaient qu'à exister et que « leur existence est un appel20 ». En effet nous admirons une conduite qui résout harmonieusement les contradictions, qui concilie les impératifs concurrents. Nous aurions aimé en être capable, en être l'auteur et le promoteur en la simplicité et l'unification du geste qui irradie. L'appel de la beauté morale est un regard instantané vers l'idéal et un rappel d'une possibilité personnelle d'atteinte de la perfection. Ce serait donc une question de regard et une affaire de pratique. Il s'agit d'abord de reconnaître la beauté de l'acte moral en tant qu'il la manifeste. Tout acte moral ne revêt pas nécessairement la beauté dans la gratuité exprimant par son harmonie l'unification de l'être, ni l'ample vision de l'agent qui manifeste sa conviction que l'homme ne tient pas de l'actuel tout son sens. Puis tout regard n'est pas capable de ce discernement de la beauté dans des signes qui la révèlent et la cachent, en ne s'arrêtant pas dans ce qu'ils montrent mais en trouvant ce qu'ils signifient, c'est-à-dire de conférer le sens à la beauté, ce qui est finalement la reconnaître en y reconnaissant le bien. Tout dépend du regard qu'on porte sur ce que Kant désignait comme « la beauté libre21 », que révèle le Bien à partir de l'affection que provoque en nous son apparition. Car « beauté et sens ne font qu'un, suivant la fine analyse de Thomas De Koninck, l'essentiel de leur être étant la lumière, allant jusqu'à la splendeur22 ». Un regard spirituel reconnaît donc la beauté qui est dans les actions : l'attirance de l'homme de bien pour l'action droite et pour l'homme de bien lui-même traduit sa capacité à distinguer chez l'autre la beauté morale dont il porte en soi le germe, même à travers la difficulté paradoxale de discerner ce qui lui est familier, selon Platon, n'apercevant pas qu'il se voit en lui comme dans un miroir. Celui qui a purifié l'œil de son âme voit dans sa propre beauté l'image de la nature divine, comme les marbrures se dégagent lorsque le sculpteur élimine le superflu, l'éclat divin s'y manifeste en ôtant ce qui est étranger23 . Alors le discernement permet de reconnaître ce qui échappe au regard banalisateur : « Pour celui qui contemple l'univers avec des yeux d'artiste, c'est la grâce qui se lit à travers la beauté, et c'est la bonté qui transparaît sous la grâce », selon Bergson24 . Encore devons-nous en être capables — notre faculté de juger de la représentation sensible des idées morales permet d'apprécier la beauté morale selon Kant pour qui « ce n'est que si l'on accorde la sensibilité avec la culture du sentiment moral que le goût authentique peut prendre une forme déterminée et invariable25 ». L'horizon infini qui comble notre regard dont il excède l'aptitude dynamise notre désir de réparation de la séparation ; seul l'infini qui est l'Un, le principe inconnais

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